Commençons par l’acte de paître. Le mot renvoit à l’époque nomade d’Israël, lorsque le peuple élu était avant tout un peuple de bergers. Dans l’évangile d’aujourd’hui ( Luc 5,10) : les disciples que Jésus avait rassemblés au bord du lac de galilée étaient d’abord des pêcheurs ; et c’est à partir de là qu’il leur a révélé leur future activité : " Désormais, ce sont des hommes que tu prendras", avait dit Jésus à Pierre le matin de sa vocation.
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Parmi toutes les interprétations que j’ai trouvées de ces paroles, c’est celle de saint Jérôme qui m’a le plus impressionné. Il dit à peu près ceci : lorsqu’on sort un poisson de l’eau, on lui enlève son élément vital. Il ne peut plus respirer et dépérit. Mais pour nous les hommes, c’est le contraire qui se produit lorsque nous devenons chrétiens par le baptême. Jusqu’alors, nous étions emprisonnés dans les eaux salées du monde. Nous ne pouvions pas voir la lumière, la lumière de Dieu. Nous ne pouvions pas voir la grandeur du monde. Notre vue était cernée par l’obscurité de l’eau, elle était tournée vers le bas, et notre vie était plongée dans le monde mortel de l’eau salée. Mais c’est lorsque nous sortons des eaux du baptême que nous commençons à voir la lumière et que nous nous mettons à vivre véritablement.
Je crois qu’il n’est pas difficile de reconnaître aujourd’hui le bien-fondé de tout cela. La vie sans Dieu et contre Dieu, qui apparaît d’abord si alléchante et libératrice, n’a fait en réalité que produire une grande tristesse et une colère croissante. L’homme est plein de rage contre la société, contre le monde, contre lui-même et contre les autres. Sa vie lui apparaît comme un échec, l’homme comme une erreur de l’évolution. Il a perdu son élément vital, et, pour lui, tout à goût de sel, de mort et d’amertume. L’homme est destiné à respirer l’infinité de l’amour éternel ; s’il ne peut le faire, il est emprisonné dans les ténèbres. Comme disent les psaumes, seule la foi nous conduit au large.
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- Lac de Tibériade
Que veut donc dire : " Pêcher des hommes" ? Cela veut dire : ramener les hommes à l’air libre, dans l’immensité de Dieu, dans l’élément vital qui leur est préparé. A vrai dire, celui qui est arraché à ses habitudes commence toujours par se défendre, ainsi que Platon nous l’a décrit d’une manière pénétrante dans le mythe de la caverne. Celui qui s’est habitué à la mer pense qu’on lui enlève la vie lorsqu’on l’ammène à la lumière. Il s’est épris de l’obscurité. Voilà pourquoi être pêcheur d’homme n’est pas une entreprise commode. Mais il n’existe rien de plus magnifique, et, humainement parlant, de plus beau. Il y aura certainement de nombreuses tentatives inutiles. Mais c’est tout de même une tâche merveilleuse que d’accompagner des êtres humains sur le chemin qui mène à la lumière et aux grands espaces. Lorsque j’ai commencé, j’avais peur de ce qui pouvait se passer. Mais j’ai très tôt et souvent expérimenté à quel point est vraie la promesse du Seigneur qu’il rend dès cette terre le centuple de ce qui a été apporté. Certes, cela ne va pas sans tribulations, mais le Seigneur tient sa promesse. ( Mc 10, 29s.).
A vrai dire, nous devons encore considérer une chose, qui est en fait ce qu’il y a de central dans l’art de pêcher les hommes. Dans l’évangile d’aujourd’hui, Jésus donne aux disciples du pain et du poisson. Ces deux éléments le symbolisent lui-même. De même qu’il est devenu le grain de blé mort, il est devenu le poisson. Il est descendu lui-même dans la profondeur des mers. Sa vie tout entière a été l’accomplissement du signe de Jonas, car il s’est laissé absorber dans les entrailles de la mer. Ne peut être témoin que celui qui se donne lui-même. Seul celui qui devient " poisson", comme Jésus, peut être pêcheur d’hommes.
Cardinal Ratzinger, Serviteur de votre Joie, p 67 à 69.
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